LE must

Le bonheur est-il au bout de la fourchette ?

Le lien entre notre alimentation et la santé physique est de plus en plus clair et présent dans le discours alimentaire ainsi que dans notre assiette. Mais voilà que se dessine une nouvelle catégorie d’aliments, les « mood foods », aux multiples mais méconnus bienfaits sur notre santé mentale. Vous souffrez de fatigue, de dépression, de stress, de manque de concentration ou de blancs de mémoire ? Il y a un « mood food » pour vous aider. Mais où se trouvent les plaisirs de la table dans tout ça ?| Par Jordan LeBel

D’entrée de jeu, je dois admettre que je suis généralement opposé à toute recherche de l’aliment-miracle et toute approche qui résume l’aliment à un seul attribut, voire à un bénéfice santé. Quand je bois du jus d’orange, c’est pour son goût. Qu’il soit fortifié en calcium ou je ne sais trop quoi m’est secondaire. Quand je mange du gruau, c’est pour le goût, la texture et le réconfort (avec une généreuse dose de cassonade et de crème !) et non pas pour diminuer mon cholestérol.

Je dois aussi admettre que je vous écris cette chronique au milieu d’un voyage qui m’a amené aux États-Unis, au Mexique et à Trinidad. Donc, témoin de diverses tactiques de promotion depuis l’approche américaine, où les supermarchés abondent d’aliments et de suppléments alimentaires promettant un raccourci vers le bonheur. Et à regarder le tour de taille sans cesse grossissant de nos voisins, je ne suis pas certain qu’ils soient plus heureux. Et surprise, au Mexique, avec son approche généralement de laisser-faire face aux allégations santé, on me vend des pommes parce qu’elles sont bonnes pour améliorer la mémoire. Non mais dites-moi, il faudrait que j’en mange combien de pommes pour ne pas souffrir d’Alzheimer dans 25 ans ?

Ces quelques exemples me rendent donc ambivalent devant cette nouvelle catégorie d’aliments apparue sur la scène alimentaire il y a quelques années et qui gagne soudainement en popularité : les « mood foods ». Il s’agit d’aliments dont l’une ou l’autre des composantes aura un impact sur l’état émotionnel et comportemental du mangeur. Pensez à Maria dans la Mélodie du bonheur qui fait l’éloge des « gros millefeuilles, tartes aux pommes fraîches et grands bols de crème » lorsqu’elle a besoin de se remonter le moral (pour ma part, je préfère la V.O. avec ses « crisp apple streudels » et « schnitzel with noodles » !).

Si la science a fait des percées qui ont amélioré notre alimentation et notre santé physique, il reste que le lien entre santé mentale et alimentation est moins clair. Nul doute que notre alimentation influence nos émotions et états d’âme. Mais les « mood foods » sont loin des allégations santé ou nutritionnelles permises (pensez, par exemple, à celles qui entourent les oméga-3 et les probiotiques) qui nécessitent un lien direct et prouvé de cause à effet, ainsi que plusieurs années de recherches coûteuses. Et pour cause : un « mood food », comme tout autre aliment, contient divers nutriments qui, individuellement et en interaction, auront différents effets psychologiques, sans parler du contexte, de la génétique du mangeur et d’autres facteurs qui en influenceront l’efficacité. Donc inutile de chercher sur vos tablettes de supermarchés, car ce n’est pas demain qu’on verra nos marques préférées afficher des bénéfices psychologiques.

Ceci dit, on sait d’ores et déjà que l’effet des aliments sur nos états d’âme passe principalement par trois neurotransmetteurs, à savoir la sérotonine, la dopamine et la norépinephrine. Ces deux derniers nous rendent alertes, attentifs, motivés et améliorent notre vitesse de réaction, alors que la sérotonine diminue le stress et la tension et est associée à un état de calme et parfois de somnolence. Jusqu’à présent, la recherche s’est surtout attardée à l’impact des « mood foods » sur le taux d’énergie, la dépression, le stress ainsi que sur les fonctions cognitives comme la concentration. Par exemple, par le biais du tryptophane (un acide aminé précurseur de la sérotonine), les plats riches en glucides à faible index glycémique comme le riz brun et les pâtes de blé entier nous rendent calmes et détendus, sans pour autant nous endormir. Les protéines (via l’acide aminé tyrosine) contenues dans les plats à base de poisson ou de viande nous rendent plus éveillés, alertes, concentrés. Pour avoir habité en Norvège et pris goût aux harengs en sauce tomate au petit déjeuner, je peux confirmer leur effet très efficace pour combattre la noirceur perpétuelle. L’effet des « mood foods » est indéniable et parfois même surprenant : en Angleterre, les autorités sont parvenues à réduire de 60 % les cas de violences à la sortie des bars en faisant grignoter aux jeunes fêtards nocturnes… du chocolat ! Même Fido n’y échappe pas : on vend maintenant de la nourriture pour réduire le stress et l’anxiété chez les chiens et les chats.

Mon ambivalence devant ces « mood foods » provient de la « scientifisation simplifiée » avec laquelle on en fait la promotion. Je n’ai rien contre une alimentation qui fait place à ces aliments, mais les choix et les comportements alimentaires ne sont pas qu’une affaire de sérotonine ou de tyrosine. Car, à ne pas négliger : manger, c’est aussi et surtout une question de plaisirs… celui bien sûr des papilles, mais aussi le plaisir de cuisiner, de partager, voire de faire les emplettes (ah ça si seulement les détaillants le comprenaient mieux !). Me faudra-t-il maintenant faire mon épicerie et cuisiner avec iPhone et Internet pour savoir quoi manger et quelles combinaisons rechercher et éviter? Car voilà que si je mange un bout de pain avec ma protéine, les effets psychologiques de celle-ci sont réduits, même annulés… Non mais c’est que j’y tiens, moi, à mon bout de baguette !

Me faudra-t-il maintenant faire mon épicerie et cuisiner avec iPhone et Internet pour savoir quoi manger et quelles combinaisons rechercher et éviter?

 

LE COMFORT FOOD

Ceci dit, le « mood food », dans une perspective plus large, nous invite à considérer non seulement l’influence de nos aliments sur nos émotions, mais aussi l’impact de nos émotions sur nos choix alimentaires. Prenez le cas des aliments réconfortants, une sous-catégorie si on veut des « mood foods. » J’ai effectué et publié plusieurs sondages qui démontrent que l’aliment-réconfort n’est pas qu’une simple histoire de sucre et de gras comme l’avaient longtemps cru plusieurs chercheurs. Le sexe, l’âge, notre patrimoine culturel et familial, le contexte et l’environnement, jusqu’aux rituels entourant sa consommation influencent le choix d’un aliment-réconfort et les émotions qui y sont associées. Les hommes, par exemple, sont portés vers des aliments réconfortants somme toute sains et souvent à base de viande, comme un rôti de bœuf ou un steak. Ils les associent à des émotions positives sans culpabilité. Chez la femme, on retrouve des aliments riches en gras et en sucre (comme le chocolat, la crème glacée) associés à des émotions négatives qu’on cherche à alléger et leur consommation génère souvent de la culpabilité. Chose surprenante, les femmes associent spontanément plus souvent que les hommes l’aliment-réconfort à un breuvage, comme le thé. Je me souviens très clairement d’une participante à l’un de ces sondages qui m’avait admis ne pouvoir manger sa crème glacée que dans son bol préféré qu’elle traîne dans son trousseau depuis l’adolescence. ­

 

Devant l’importance de ces facteurs contextuels, il est clair que les plaisirs de manger à la fois suscitent et naissent d’une panoplie de souvenirs, images et associations mentales qu’on ne peut négliger. À ne pas en tenir compte et à miser uniquement sur les bienfaits fonctionnels de l’aliment, il y a fort à parier que la promotion des « mood foods » risque d’entraîner leur surconsommation. Manger sans plaisir, c’est comme jouer au casino sans gagner : on s’imagine toujours que la prochaine mise ou bouchée nous satisfera, mais en vain. Ce qu’il nous faut, c’est une approche où santé ET plaisirs trouvent leur place dans nos choix et habitudes alimentaires.

Pour le moment, les quelques travaux sur les « mood foods » m’invitent par exemple à manger des épinards, dont l’acide folique peut combattre la dépression et possiblement l’anxiété. Vous voulez vraiment bouffer des épinards quand le cafard vous prend ? Attention : sans crème ni gras qui en annuleraient les effets bénéfiques !

Les « mood foods » demeurent donc une catégorie à mieux définir sans pour autant la simplifier. Il y a fort à parier que cette large étiquette des « mood foods » inclut plusieurs sous-catégories, comme les aliments réconforts, et gagnerait à être clarifiée et mieux exploitée. Une piste intéressante serait de considérer les arômes, saveurs et même les couleurs qui, par le biais d’associations et d’images mentales, peuvent nous apporter un instant de bonheur au bout de la fourchette. À quoi associez-vous l’aliment-célébration, l’aliment-je-me-remets-d’une-semaine-de-fou ou l’aliment-mon-chum-vient-de-me-laisser ? Bien sûr, les préférences individuelles jouent pour beaucoup ici. Mais au-delà de celles-ci, certaines généralités ressortent. Par exemple, la cannelle a souvent un effet nostalgique, apaisant et rassurant. Le citron, par sa couleur, est quant à lui associé à la joie et nous rend alertes.

Bon appétit !