LE must

Le temps passe, mais les plaisirs restent

Photo: Foodiesfeed

Tic tac, tic tac… Même si le temps file et nous presse, il ne faut pas pour autant laisser filer les plaisirs de la table! Le temps est un drôle de phénomène. Un peu comme le chantait Carmen à propos de l’amour: lorsqu’on lui court après, il nous fuit et il nous rattrape rapidement quand nous tentons de lui échapper. | Par Jordan LeBel

Dans son livre Aphrodite : A Memoir of the Senses, l’auteure Isabel Allende constate qu’à l’aube de ses cinquante ans, les plaisirs de la chère sont ceux qu’elle a moins pris le temps d’apprécier. Il est vrai, dans le cadre de nos styles de vie modernes, que le temps est souvent une denrée rare. Mais il ne faut pas le laisser nous voler ces opportunités d’apprécier petits et grands plaisirs qui font de la table et de la cuisine des endroits magiques où stress et soucis s’envolent. Or, le temps a un profond impact sur nos comportements et nos habitudes alimentaires, et ce, de diverses façons. Certaines sont bien connues et d’autres  ont étonnamment échappé aux travaux des chercheurs tant en nutrition qu’en psychologie et en marketing. Je vous propose de lever votre verre au temps et d’explorer la relation entre ce facteur parfois fugitif, parfois sournois et imprévisible et les plaisirs de la table.

Le temps qui passe…
Vous vous croyez en contrôle de votre alimentation? C’est plutôt votre horloge biologique qui en décide. À quand remonte votre dernier repas? Combien d’heures avez-vous dormi? Plusieurs cycles temporels nous sont imposés, certains par la nature, d’autres par convention : les saisons, les heures de sommeil, les heures de travail, les fins de semaine, les heures de repas. Ces cycles marquent et ponctuent notre alimentation.

La saisonnalité
Que serait un été sans barbecue, melons, fraises et maïs? En épi, s’il vous plaît, et généreusement beurré et bien salé! Car n’en déplaise au Géant Vert, en conserve au milieu de l’hiver, ce n’est pas la même chose. Je me souviens d’un temps pas si lointain où la fin de l’été et l’arrivée de l’automne étaient marquées par une effervescence dans la cuisine : le temps de la mise en conserve. Je serais bien curieux de connaître la baisse du chiffre de vente des pots Mason depuis que l’industrie agroalimentaire s’efforce d’effacer les démarcations saisonnières. Si j’ai un dégoût viscéral des fraises insipides et à moitié vertes en barquettes de plastique au milieu de janvier, je dois rendre à César ce qui lui appartient et souligner les efforts des industriels, particulièrement en matière de surgelés, pour nous assurer un approvisionnement intéressant durant la rude période hivernale. Petit aparté : surveillez bien la percée que s’apprêtent à faire au Québec et au Canada les surgelés hauts de gamme.

C’est l’heure de manger!
Les repas et autres prises alimentaires (c.-à-d. les collations) ainsi que leurs structures et contenus sont dictés en grande partie par le temps et l’effet de son passage sur nous. Plusieurs ont des habitudes alimentaires farouchement fixées selon les heures du jour et en dérogent difficilement sans devenir grognons. Et pour cause : le temps marque et définit la périodicité de nos repas. Notre système hormonal joue un rôle de premier plan ici : les changements, au fil des heures, dans nos niveaux de corticostéroïde, de mélatonine, dans nos réserves de leptine et d’insuline influencent notre consommation alimentaire. Pour en saisir toute l’importance, remarquez-en les effets quand vous voyagez à travers plusieurs fuseaux horaires : en déroute, votre horloge biologique s’en remet aux conventions et vous mangez même sans avoir faim.

Lors d’une étude réalisée par le psychobiologiste Paul Rozin, on a fait manger à des amnésiques plusieurs repas complets un à la suite de l’autre. Sans se souvenir qu’ils venaient tout juste de manger, ces patients remangeaient tout simplement, car c’était l’heure du repas.

Mmmm, ça va goûter bon…
Au-delà du temps qui passe, quand il est question des plaisirs de la table, il ne faut pas oublier le temps à venir. L’anticipation ainsi que le talent nécessaire pour la créer et la cultiver sont trop souvent négligés, faute de temps j’imagine. Pour ma part, je prends un malin plaisir à anticiper un bon repas, surtout quand il me faut arrêter mon choix.

Que ce soit à la maison ou au restaurant, j’adore me nourrir littéralement en songeant aux options qui s’offrent à moi et imaginer et savourer les plaisirs qu’elles pourraient m’apporter. D’ailleurs, l’anticipation est un phénomène qui intrigue beaucoup les économistes comportementaux — ceux qui rejettent les modèles économiques traditionnels où le consommateur est censé prendre des décisions rationnelles et réfléchies.

Par exemple, lorsqu’ils ont été forcés de repousser dans le temps un repas en famille à la maison ou un repas de homards au restaurant (perçu comme plus plaisant et coûteux), les consommateurs interrogés lors d’une étude ont choisi de reporter le repas de homards! Pourquoi? Car on croit que l’anticipation fait croître le plaisir à venir. Et petit aparté, l’anticipation influence d’autres sphères de plaisirs.

Des chercheurs hollandais rapportaient récemment les résultats d’une étude démontrant qu’à leur retour, les vacanciers ne sont pas plus heureux que ceux qui n’ont pas pris de vacances. Alors, pourquoi prendre des vacances? L’étude démontre que c’est le plaisir de les anticiper qui fait toute la différence et qui nous rend heureux.

L’effet de tendance
La construction d’un repas nous amène aussi à réfléchir à l’importance de l’anticipation et à ce que les chercheurs appellent l’effet de tendance : nous aimons les expériences qui se déroulent en plaisirs ascendants et qui se terminent en crescendo. Les amuse-bouches n’ont-ils pas comme mission d’ouvrir un tant soit peu humblement le repas et de nous mettre en appétit en annonçant les plaisirs à venir?

Et un repas sans dessert me semble vachement moins mémorable. À la maison, j’adore cuisiner un plat mijoté dont les arômes viendront embaumer le loft pour me chatouiller les narines des plaisirs à suivre.

Le temps qui nous rend nostalgiques…
Si l’anticipation des bons moments à venir autour de la table nous motive, elle s’appuie souvent sur les moments passés et les souvenirs qui en découlent. En matière d’alimentation, la nostalgie est un argument de vente des plus populaires qui est actuellement servi à toutes les sauces par les professionnels du marketing. « Authentique », « d’antan » ou « fait maison » sont des mots-clés suscitant des associations mentales nostalgiques qui renvoient la plupart du temps à une vision romantique du passé.

Mais ces souvenirs sont une lame à deux tranchants. À ce sujet, je me souviens très clairement d’un focus group  réalisé il y a environ neuf ans afin de mieux comprendre les choix entourant les aliments réconfortants. Un homme polonais d’âge mûr  racontait combien il s’ennuyait de ne plus pouvoir manger la tartine à la tranche de lard qu’il affectionnait quand il était enfant.

Questionné à savoir pourquoi il s’en privait aujourd’hui, il me répondit : « Car les nutritionnistes me disent que ce n’est pas bon pour moi! » Et fait étrange, bien qu’on puisse penser que la nostalgie est un argument de vente qui fonctionnent seulement avec les personnes ayant suffisamment de vécu pour ressentir de la nostalgie, on constate que les ados peuvent aussi avoir des associations mentales qui les renvoient à l’enfance et qui les font sentir nostalgiques.

Le temps a aussi un étrange impact sur nos souvenirs. La mémoire étant un phénomène reconstructif, il nous arrive de nous souvenir de détails que nous pensions avoir oubliés. Rappelez-vous l’impact de la petite madeleine de Proust. Dans son livre À la recherche du temps perdu, le narrateur revit une scène de son enfance en mangeant une simple madeleine.

De plus, les chercheurs, dont notamment Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel en économie en 2003, ont identifié un phénomène connu sous le nom de duration neglect (trad. ad lib. : omission de la durée). Il s’agit ici du fait que la durée d’une expérience n’a pas d’impact sur l’évaluation que nous en ferons et le souvenir que nous en aurons : entre un bon repas de trois heures et un bon repas de 30 minutes, la durée n’aura pas d’influence sur notre satisfaction. Ce qui n’est pas une excuse pour aspirer son repas en trois minutes!

Le temps ponctue aussi nos souvenirs reliés à l’alimentation, qui sont souvent révélateurs des changements sociodémographiques. Pour moi, les fêtes de mon enfance, c’étaient les grandes retrouvailles familiales bien arrosées où nous étions 30, voire 40, et la cuisine de grand-maman, surtout ses desserts qui étaient au rendez-vous. Aujourd’hui, je passe les fêtes plus tranquillement chez ma mère avec des amis intimes au Mexique et nos repas sont soulignés par des traditions culinaires bien différentes. Si la tourtière et la tarte au sucre sont les saveurs qui ont marqué mon enfance, aujourd’hui, c’est davantage le punch de la « Navidad » et les plats cuisinés par nos amis mexicains. Et vous, quelles sont les saveurs qui ont marqué les fêtes de votre vie?