LE must

Temps dur pour les abeilles

Une abeille butine de fleur en fleur dans un champ de trèfles. Difficile d’imaginer scène plus bucolique. Pourtant, derrière cette paisible image se cache un drame qui inquiète bien des gens, et pas seulement les apiculteurs. Tant s’en faut. Le signal d’alarme s’est fait entendre en 2006, année où les apiculteurs américains ont été confrontés à un phénomène étrange : leurs abeilles se volatilisaient. Littéralement. Les abeilles sont en déclin partout sur la planète. Or, plus du tiers de notre assiette provient de près ou de loin du travail de ces infatigables ouvrières. Inquiétant…  Par Nathalie Vallerand

Les abeilles butineuses désertaient les ruches, abandonnant la reine et les nourricières, probablement pour aller mourir plus loin. On a appelé le phénomène « Colony Collapse Disorder », soit le « syndrome d’effondrement ». En plus de la désertion des ruches, à la même époque, les apiculteurs du monde entier ont rapporté un taux anormalement élevé de mortalité des abeilles. Les apiculteurs canadiens n’ont pas été épargnés : ils ont perdu 29 % de leurs colonies.

Ce qui inquiète de plus en plus les scientifiques, c’est qu’au lieu d’aller en se résorbant, la disparition des abeilles s’intensifie. L’an dernier, au Canada, 34 % des colonies n’ont pas survécu. « C’est de deux à trois fois plus que le taux de mortalité normal », s’inquiète Jean-François Doyon, président de la Fédération des apiculteurs du Québec.

Elles nous nourrissent

Ce problème affecte beaucoup plus que la simple production de miel. Sans abeilles, c’est toute la diversité de la planète qui est en péril. Elles sont un maillon essentiel de la chaîne alimentaire. Elles effectuent la pollinisation de la plupart des espèces végétales cultivées : poires, abricots, melons, brocoli, ail, oignons, poivrons, tomates, fraises, café, etc. Plus de 80 % de la production agricole est tributaire du travail des abeilles. C’est le cas aussi de la production du fourrage dont se nourrit le bétail qui nous approvisionne en viande et en produits laitiers. Sans compter que la reproduction des plantes, des fleurs et des arbres de nos forêts et de nos jardins dépend aussi de la pollinisation.

Pas étonnant que des chercheurs de partout sur la planète tentent d’élucider le mystère. Au Canada, le réseau CANPOLIN (Canadian Pollination Initiative) réunit autour de la question des chercheurs de 26 universités, dont McGill, Concordia et Laval au Québec. Une université américaine a aussi lancé une initiative impressionnante, le « Great Sunflower Project », qui rassemble plus de 65 000 citoyens américains et canadiens. Mené par la San Francisco State University, il vise à mesurer l’impact de la mortalité sur la chaîne de pollinisation (voir encadré).

Un mystère à plusieurs facettes

Que se passe-t-il alors avec les abeilles ? Les recherches ont identifié plusieurs causes possibles à la surmortalité. En Amérique du Nord, on montre surtout du doigt le varroase, une sorte de mite qui ressemble à un crabe. « Ce parasite a développé une résistance aux produits chimiques utilisés pour le tuer », dit le vétérinaire Claude Boucher, responsable du secteur apicole au MAPAQ. Résultat ? Sa population a explosé et il s’est mis à faire des ravages dans les ruches puisqu’il transporte avec lui plusieurs virus. Un autre parasite, le nosema ceranae, qui attaque l’intestin des abeilles, est aussi mis en cause.

 Agriculture extrême

Mais il y a plus. L’agriculture industrielle et l’usage intensif de fertilisants chimiques et de pesticides qui en découle sont également au banc des accusés. Des traces de produits chimiques se retrouvent en effet dans le pollen, la principale source de protéines des abeilles, et dans le nectar. Or, certains d’entre eux perturbent le système nerveux des abeilles, d’autres, leur système digestif. Les chercheurs s’interrogent aussi sur l’interaction de ces produits. Ainsi, des recherches sur des colonies d’abeilles affectées par le syndrome d’effondrement ont démontré que l’organisme des insectes pouvait contenir quelque 170 contaminants.

Jean-François Doyon, aussi propriétaire de la ferme apicole Le Miel d’émilie, dans la Beauce, se préoccupe également des pesticides systémiques et des cultures OGM d’espèces végétales auxquelles on greffe parfois des insecticides. « Les pesticides se retrouvent non plus sur la plante, mais dans la plante. Quels sont les effets à long terme sur les abeilles ? On ne le sait pas encore. » L’apiculteur de 30 ans d’expérience soutient que « le taux de mortalité des abeilles est inférieur dans les régions où il y a beaucoup d’agriculture biologique ».

Par ailleurs, agriculture industrielle va de pair avec monoculture. « Tout comme les humains, les abeilles ont besoin d’une alimentation variée pour être en santé », souligne le vétérinaire Claude Boucher. Se nourrir des semaines durant que de pollen de bleuets ou de canneberges, par exemple, entraîne un manque de nutriments. Les abeilles s’en voient donc fragilisées.

Un exemple extrême de monoculture : les amandes de la Californie. Cet État américain compte quelque 284 000 hectares d’amandiers qui fournissent 80 % de la production mondiale d’amandes. Une telle récolte serait impossible sans l’apport des abeilles d’élevage. Lorsqu’on laisse les insectes pollinisateurs faire leur travail naturellement, les amandiers produisent deux kilos et demi d’amandes par hectare. Avec les abeilles d’élevage, la production grimpe à plus de 3000 kilos par hectare !

C’est pourquoi chaque année, 50 milliards d’abeilles, provenant de 40 États américains, parcourent en camion des dizaines de milliers de kilomètres pour assurer la pollinisation du fruit de l’amandier. Ce transport massif soumettrait les abeilles à un important stress qui les affaiblirait et les rendrait vulnérables à toutes sortes de maladies, croient les scientifiques. En outre, la pollinisation industrielle est propice à la transmission des infections puisqu’elle met en contact des abeilles de milliers de colonies.

Il semble donc que de multiples facteurs interagissent pour fragiliser les abeilles. Certaines pistes de solution sont explorées. Ainsi, des apiculteurs ont commencé à donner à leurs abeilles des suppléments nutritionnels. On met au point des produits naturels de contrôle des mites et autres parasites. On tente, également, d’élever des abeilles plus résistantes aux pathogènes. Mais parallèlement à ces efforts, de plus en plus de voix s’élèvent pour demander une remise en question des méthodes industrielles d’agriculture. Il en va, peut-être, de notre survie à tous.

 

L’abeille en chiffres

  • Le Québec compte quelque 266 apiculteurs, pour un total d’environ 35 500 ruches;
  • On produit au Québec 8 % de la production canadienne de miel;
  • Le rendement moyen d’une ruche au Québec est de 50 kg;
  • Chaque Québécois consomme 0,81 kg de miel par année;
  • 80 % du miel consommé au Québec provient d’Argentine ou d’ailleurs;
  • La pollinisation compte pour la moitié des revenus des apiculteurs.

 

Sources : Fédération des apiculteurs du Québec, Institut de la statistique du Québec, Statistique Canada.

 

Chercher ensemble…

Pour comprendre plus à fond l’impact de la mortalité des abeilles sur la pollinisation, l’Université de San Francisco a mis sur pied le « Great Sunflower Project », où elle invite la population à agir comme bénévole dans le cadre d’une mégarecherche nord-américaine. Pour ce faire, on demande aux participants de planter un tournesol et d’observer, une fois la fleur sortie, le temps qui s’écoulera avant que cinq abeilles ne viennent s’y déposer. On enregistre ensuite le résultat sur une fiche Web.

Pour se renseigner : www.greatsunflower.org