Le Club des petits déjeuners, qui souligne ses 23 ans d’existence cette année, fait profiter de son expertise des organismes de 67 pays, cette semaine, à l’occasion du 19e Forum mondial sur la nutrition des enfants, qui se tient pour la première fois à Montréal. Pour cette occasion, nous vous présentons un portrait que nous avons fait avec son fondateur, Daniel Germain. | Par Marie-Josée Morin
La pauvreté s’exprime de plusieurs façons. Pourquoi avoir choisi particulièrement les enfants et avoir pensé à leur servir le petit déjeuner?
Je ne sais pas qui a choisi qui. Vous savez, toute ma jeunesse a été très difficile. Je viens de Verdun, j’ai vécu en famille d’accueil jusqu’à l’âge de 8 ans. Quand je suis retourné vivre avec mon père, il évoluait dans un milieu criminalisé, alors l’environnement dans lequel je vivais était dur et les situations dans lesquelles je me mettais n’annonçaient rien de bon. À l’âge de 23 ans, j’ai fait de la prison pour trafic de drogue aux États-Unis. Quand je suis sorti de là, je voulais changer ma vie. Je me suis donc retrouvé dans un voyage humanitaire où je n’allais certainement pas changer le monde, mais où j’allais changer mon monde.
Je me fis prendre au jeu de manière presque instantanée quand j’arrivai dans un dépotoir de Mexico et que je vis des enfants y vivre. C’était comme si je voyais concrètement ce que tout le monde sait, mais qu’on refuse de voir. C’est seulement une fois que tu as les deux pieds dedans que tu deviens convaincu que c’est vrai, et là, tu as besoin de te positionner. Tu pars à pleurer ou tu essaies d’offrir le peu que tu as. Bref, les enfants m’ont choisi à partir de là, parce que j’avais honte, j’avais très honte comme humain. À partir de ce moment-là, je me suis engagé avec ces jeunes. Je me suis dit que j’allais me battre pour eux pour le restant de mes jours. Évidemment, je ne leur ai pas fait un grand cadeau, mais je le pensais vraiment et c’est ce que j’ai fait de ma vie à partir de là.
Pendant les années qui ont suivi, je suis retourné à Mexico puis à Haïti une trentaine de fois et, à chaque voyage, j’ai fait le même constat : on dit qu’on va aider, mais c’est nous qui recevons le plus. On reçoit des leçons d’humanisme extraordinaires, des leçons d’amour de gens qui n’ont rien et qui donnent tout et on reçoit des images qui nous marquent pour le restant de nos jours.
Pourquoi être revenu au Québec créer le Club des petits déjeuners?
En 1992, pendant que je voyageais, j’ai rencontré une personne extraordinaire qui donnait une conférence sur l’aide humanitaire. J’ai réussi à lui parler et elle m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai expliqué ce que je faisais à Haïti et elle m’a dit : « Raconte-moi ce que tu fais chez toi. » Je lui ai dit que je ne faisais rien au Québec, alors elle m’a laissé sur cette phrase : « J’ai toujours pensé que tu ne peux pas avoir une vision pour le monde si tu n’as pas d’abord une vision pour chez toi. »
Au début, je n’étais pas d’accord. La pauvreté était tellement spectaculaire ailleurs, ça ne pouvait pas être comparable chez nous. Pourtant, cette phrase a fait son chemin. C’est même devenu pour moi une croisée des chemins. J’ai fini par en parler à deux personnes, dont Judith qui travaille encore avec moi. Je leur ai confié que je croyais qu’il fallait faire quelque chose chez nous. Je voulais alors travailler avec les enfants et surtout, changer quelque chose.
Nourrir les enfants dans un lieu public comme une école me semble un geste qui comble un besoin réel. Les enfants, ce sont des victimes à 100 %. Ils ne sont pas censés être pris dans des situations difficiles. L’idée de nourrir les enfants le matin, c’est leur donner une chance de se rendre à midi le ventre plein. Parce que rendu à midi, 65 % de la journée scolaire est passée et réfléchir le ventre plein, ça rend les idées plus claires. On peut essayer ainsi de briser le cercle de la pauvreté dans lequel certains enfants se retrouvent.
Est-ce que l’organisation du premier Club des petits déjeuners, à l’école Lionel-Groulx de Longueuil, a été très différente de ce que vous faites aujourd’hui?
Franchement, on avait tout prévu! Entre le premier Club et les 1 100 de maintenant, il n’y a pas une grande différence. La seule chose qu’on n’avait pas imaginé, c’était comment réagiraient 100 enfants qui viendraient déjeuner le matin. Ils se levaient, n’écoutaient pas, échappaient leurs cabarets. On s’est vite rendu compte que ça leur prenait un cadre. C’est une belle réussite d’avoir identifié ce besoin dès le départ. C’est ce qui nous a permis de mettre en place notre programme d’estime de soi, JeunEstime.
Et le Breakfast Club a suivi dans tout le Canada, comment ça s’est passé?
À l’automne 2000, le Club a eu 6 ans. Je ne voulais pas devenir gestionnaire, c’était donc le temps de passer à autre chose. Je voulais poursuivre le rêve. En février 2001, j’annonçais aux employés que je vendais ma maison pour partir développer le volet canadien. À ce moment-là, je n’avais encore rien devant moi et le 1er juillet, j’ai déménagé dans l’Ouest canadien. Entretemps, des personnes influentes de Toronto m’ont offert de financer le développement du volet canadien du Club des petits déjeuners. Je me suis alors expatrié pendant quatre ans pour développer le Breakfast Club.
C’était difficile parce que je n’avais plus de contact direct avec les enfants. Un soir, j’ai même demandé à Marie-Claude, qui travaille encore ici, de m’envoyer des photos d’enfants qui avaient été prises au Club, à Haïti, en Afrique ou ailleurs. Je les ai affichées aux murs d’une pièce chez moi. Ça m’a vraiment aidé à me recentrer et à me reconnecter. De retour au Québec en 2004, j’en ai retenu les bienfaits, c’est pourquoi vous voyez des photos d’enfants partout dans les bureaux et même dans l’entrepôt du Club. Aujourd’hui, je me sens beaucoup plus solide, plus « focus » vers le rêve.
Quel est ce rêve que vous poursuivez?
Je suis de ceux qui croient qu’on a tous la responsabilité d’écrire une partie de l’histoire. Ça a peut-être l’air cliché, mais je sais que c’est vrai! Je vois plein de gens ordinaires comme moi qui font des choses extraordinaires. Pourtant, personne n’aurait misé sur eux. Un gars comme moi, ça ne réussit pas dans un domaine comme le mien d’habitude. Je suis une personne qui a renversé les tendances, mais ce n’est pas si exceptionnel, j’en vois partout. Je veux être capable, à la fin de mon parcours, de me retourner et de voir que j’ai réussi à renverser des tendances qui semblaient incontournables en ce qui concerne les jeunes et dire que c’est réglé.
Avant, j’essayais d’attaquer la pauvreté avec un tire-pois dans les bidonvilles. Maintenant, j’ai une histoire à raconter. Chez nous, on aide à nourrir des milliers d’enfants tous les jours. Dans mon pays, on aide à en nourrir 110 000 par jour. Maintenant, nous avons des porte-paroles, ceux qui ont participé au Club et qui participent maintenant à la société, comme Sabrina qui étudie la médecine et d’autres en informatique ou en éducation. On a fait du bon travail chez nous, c’est pour ça qu’on nous écoutera quand il y aura d’autres projets et, croyez-moi, on ne lâchera pas!
Pour terminer, comment faire pour changer le monde?
La vérité, c’est encore, selon moi, la même chose qu’avant l’ère de Twitter et d’Internet. Quand chaque personne décide de poser un geste pour une autre personne, c’est simple, ça devient contagieux! Quand j’ai commencé, on offrait le petit déjeuner à 100 enfants. Je ne pensais pas aux mille qui allaient suivre, et à tout le reste.
Je pense que les gens qui font leur liste de résolutions pour la nouvelle année devraient faire une section individuelle, familiale ou de couple et répondre à la question : qu’est-ce que je ferai pour les autres cette année? Si on faisait seulement ça, le visage du Québec changerait, j’en suis profondément convaincu.