Il a fait le tour du monde pour mieux pratiquer un art qui remonte au temps de l’homo erectus : la cuisson sur le gril. Après avoir écrit une vingtaine de bouquins sur le sujet, dont La Bible du Barbecue sacré best-seller international, il est devenu au fil du temps le roi du barbecue avec son émission Le Maître du Gril sur les ondes de Zeste. Depuis ce temps, il n’en démord pas.| Par Josée Larivée
Le rendez-vous est donné un jour de printemps dans son magnifique jardin de Coconut Grove, dans le sud de la Floride où, semble-t-il, il fait beau toute l’année. C’est souvent là qu’il s’installe pour travailler. Il s’empresse de me demander si « la folie du printemps » s’est emparée des Québécois. Il fait référence aux foules qui envahissent les terrasses dès les premiers rayons de soleil… quitte à porter des mitaines ! Je lui raconte que le temps chaud se fait attendre, mais que la fièvre du barbecue s’est même emparée de nous tout de même. Je lui relate que, dans certains quartiers de Montréal, faute d’espace sur certains balcons, on suspend son barbecue dans le vide ! « Pourquoi je ne suis pas surpris d’entendre cela ? », rétorque le célèbre grillardin américain dans un français soigné. Il aime le Québec et le Québec l’aime. « Il y a une authenticité et une joie de vivre, chez vous, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs », ajoute-t-il, comme s’il eut su d’instinct comment nous séduire ! Je lui souligne que la recette est connue : Dites à un Québécois qu’il est chaleureux et unique, et il vous aimera pour la vie ! « Ah ! mais j’espère bien qu’il ne s’agit pas seulement d’une relation d’un soir ! », rétorque du tac au tac l’auteur et animateur, fort d’un humour toujours à l’affût.
Célèbre notamment pour ses fameuses recettes de poulet sur canette de bière, ou de saumon sur planche de cèdre, Steven Raichlen a fait ses marques surtout par sa vision multiculturelle des grillades. Il a réussi à faire cette une institution aussi américaine que le barbecue, une véritable porte d’entrée sur le monde. Plutôt que de montrer à la planète comment les Américains maniaient la grande pince, il a décidé d’apprendre la façon de faire des autres cultures et de partager ses découvertes avec ses compatriotes. La réponse a été phénoménale. La Bible du Barbecue s’est notamment vendue à plus de quatre millions d’exemplaires et ce, non seulement aux États-Unis, mais de par le monde, puisque l’ouvrage a été traduit en 15 langues. Sur le marché depuis douze ans, La Bible du Barbecue vient même d’être rééditée. « Beaucoup de choses ont changé depuis 1998, explique le spécialiste du gril. Les outils se sont raffinés, et la variété des types de barbecues disponibles s’est élargie. Par exemple, en 1998, des ingrédients comme la citronnelle ou le lait de coco demeuraient introuvables pour la plupart des Nord-Américains. Une nouvelle édition s’imposait.»
Né au Japon d’un père militaire devenu plus tard homme d’affaires, et d’une mère danseuse de ballet, cet homme marié et père d’un garçon et d’une fille aujourd’hui trentenaire a grandi aux États-Unis, dans la ville des orioles, là où absolument rien ne le prédestinait à devenir celui qu’Oprah Winfrey surnommera « Le gladiateur du barbecue » ! Rien, vraiment ?
« Ma mère était une artiste, raconte-t-il, et elle ne savait pas vraiment cuisiner. Les mets de mon enfance, je les dois à monsieur Swanson car plus souvent qu’autrement, nous mangions des repas surgelés ! » Alors que je le ramène dans le Baltimore de sa jeunesse, un souvenir refait surface. « Devant le barbecue, ma mère était capable de lancer de la gazoline sur le feu, pour que tout s’enflamme très fort et très rapidement, raconte-t-il, avec emphase. Évidemment, aucune pièce ne résistait à un tel assaut et le repas finissait calciné ! Le cœur battant, elle servait une œuvre noircie, dont le sang coulait. C’était en accord avec sa créativité. Pour elle, le barbecue devait être un spectacle ! »
Et par la voie de son fils, le barbecue deviendra effectivement spectacle. Mais le fils de la ballerine allait effectuer un très long détour avant d’en arriver à maîtriser toutes les lois du gril. Un détour qui passe par l’anthropologie et qui, quand on y regarde de plus près, n’a rien d’un détour. « Je n’ai pas suivi une ligne droite, admet-il, mais je considère que c’est dans les chemins de traverse que la vie est la plus riche. J’ai suivi les voies de l’instinct, et les lignes du cœur. Et je n’ai jamais regretté un seul instant ! » Ce fils unique a notamment étudié l’histoire de la cuisine médiévale, et fait ses études dans les meilleures institutions d’enseignement américaines, avant de se retrouver à Paris, à 21 ans, à la célèbre école de cuisine La Varenne, dirigée par la Britannique Anne Willan, une femme qui aura eu une grande influence sur le jeune Raichlen.
À observer son succès aujourd’hui, une question s’impose pourtant. Le célèbre grillardin avait-il vraiment besoin d’une formation classique française pour pratiquer ce que, traditionnellement, les Américains eux-mêmes se sont hautement approprié ? « Vrai, concède-t-il, les Américains pratiquent l’art du barbecue et ils le font très bien d’ailleurs. Je dirais que ma formation m’a surtout servi à comprendre l’humanité et de manière plus pointue, à bien déchiffrer la cuisine partout dans le monde. Quand on lit une recette médiévale, on a sous les yeux une liste très sommaire d’ingrédients, et deux ou trois indications sur le mode de préparation. Pour le reste, il faut savoir lire entre les lignes ! »
Au-delà des recettes, Raichlen se démarque par la philosophie qui sous-tend sa démarche. « Désormais, la mode est à la cuisine extérieure, même dans les pays froids. Mais au-delà de la mode, l’âtre est au cœur de la maison et le barbecue, je crois, demeure au cœur de l’homme. Il est, en quelque sorte, à l’origine de nos civilisations, dit-il. Les gens achètent mes livres pour les recettes, mais ils finissent par en apprendre sur le monde. » Raichlen, lui, a visiblement autant de plaisir à raffiner ses techniques qu’à élargir ses horizons. Au-delà du culte, c’est un désir véritable de toujours faire mieux qui l’anime. À preuve, il y a cinq ans, il a battu Rokusaburo Michiba, l’un des maestros japonais les mieux connus de l’émission Iron Chef. « Je savais qu’au Japon, le suprême de volaille n’a absolument aucun prestige ! J’y suis donc allé par la méthode la plus simple. J’ai enrobé les poitrines de mes épices, je les ai badigeonnées de beurre fondu et d’extrait de fumée liquide. Devant la complexité des recettes de ses compétiteurs, tel David contre Goliath, Raichlen a arraché la victoire là où on ne l’attendait pas et a baptisé sa recette « Le poulet victoire ».
Ses succès, dans ce parcours atypique, ne sont pas les suites d’une ambition dévorante, mais le fruit de hasards heureux, par lesquels il s’est laissé guider. Ce fut le cas dans sa relation avec le Québec, qui a commencé sur un coup de dés, suite à une rencontre avec les gens de Serdy Vidéo, propriétaire des chaînes Évasion et Zeste. « J’ai eu la chance de tourner une émission en Estrie et qui a été diffusée sur la chaîne Évasion. C’est là que mon histoire d’amour a commencé. Je me sens privilégié de mon lien avec les Québécois. Était-ce là un but ? Mais pas du tout ! Je réalise que, finalement, on arrive rarement là où l’on croyait aller. Mais je suis heureux d’avoir suivi une ligne indirecte. C’est la ligne du cœur et de l’instinct et à mes yeux, ça demeure toujours la meilleure. Mon succès n’a jamais été prémédité. J’ai fait ce qui m’intéressait, et je l’ai fait de mon mieux. Il y a une grande part de chance. »