Souvent on ose affirmer que ce que l’on mange nous ressemble. Manger pour vivre et par nécessité ou encore manger et consommer par plaisir sont deux choses bien différentes. La manne et l’abondance que nous apporte désormais ce marché à ciel ouvert qu’est la terre pourraient, si on le souhaitait, nourrir la planète entière.| Par Philippe Mollé
Le garde-manger d’autrefois
Nous sommes loin de l’alimentation des années 50 qui offrait aux consommateurs des choix restreints influencés par les saisons. Consommer des oranges était un privilège réservé à certaines familles et qui, pour certains, dans bien des cas, se limitait à Noël. Des aliments comme les abricots, les pêches, les asperges ou encore les cerises étaient consommés surtout en conserves et procuraient néanmoins une satisfaction sans comparaison possible. Les pommes de terre que l’on nommait habilement « petates », les carottes, les navets ou le chou répondaient aux exigences alimentaires de notre société, ce qui n’est plus le cas en 2013.
L’évolution du goût au rythme du marché
Notre goût a évolué et s’est adapté aux tendances actuelles des consommateurs. Moins de gras, moins de sucre, plus de vitamines, et surtout, des meilleurs choix de légumes, de viandes, de volailles et de poissons qui sont désormais accessibles de partout. Ces attentes ont un coût financier, mais aussi des coûts agroalimentaire et environnemental causés par l’ouverture des marchés.
Si dans la grande tradition populaire venir au marché était jadis un acte social qui amenait la ruralité à vendre à la ville le fruit des récoltes obtenues, il apparaît évident que les marchés d’aujourd’hui sont devenus un rassemblement où toutes les classes de la société s’y retrouvent. Il est « BCBG » de faire son marché et d’y découvrir des producteurs uniques qui produisent de petites carottes multicolores, des pommes de terre rattes ou bananes, et d’y associer des artisans charcutiers, boulangers et autres corps de métiers de bouche que l’on croyait voir disparaître dans les années 1980. En clair, on redéfinit la notion de plaisir qui, dans bien des cas, passe désormais par-dessus l’effet santé et la nutrition calculée.
Ces attentes ont un coût financier, mais aussi des coûts agroalimentaire et environnemental causés par l’ouverture des marchés.
Le goût du voyage
Les voyages forment le goût et dans bien des cas le font évoluer. Il n’est plus rare de retrouver dans les marchés, voire les supermarchés, une gamme étendue de champignons, de fruits et légumes exotiques absents des tablettes il y a de cela dix ans. L’offre s’accentue de jour en jour et malheureusement pas toujours en faveur des producteurs locaux et saisonniers.
Les voyages forment le goût et dans bien des cas le font évoluer.
Les fraises, pour beaucoup, ne sont plus les mêmes, les framboises importées des États-Unis ou du Mexique en pleine saison au Québec coûtent souvent moins cher. De plus, la mondialisation et l’unicité des produits les mettent à la disposition des consommateurs pratiquement toute l’année. Ainsi, on crée chez les mêmes consommateurs une habitude qui détrône l’attente de nos fruits en saison et fait perdre l’intérêt de les consommer en intégrant la banalité.
Grano, local, écolo, bio…
La congélation a depuis fort longtemps éclipsé les bonnes vieilles conserves de grand-maman. Elle permet à de nombreuses familles d’économiser sur des produits qui coûtent le double ou le triple durant la longue saison d’hiver. Il est possible, en respectant des règles de base, d’user de cette facilité comme celle de faire ses compotes ou confitures avec plaisir et raffinement.
L’esprit écolo du moment, qui amène à avoir son micro-potager et ses poules en ville, influence aussi une clientèle plus jeune et consciente qui mise autant sur la qualité de vie que sur la qualité des aliments. Alors on se retrouve en gang durant la saison des récoltes pour faire ses conserves de tomates, ses marinades ou la mise en pots de petits légumes du jardin en savourant entre chums le dernier arrivage de vin bio de la Napa Valley.
La grande popularité du bio dont madame Obama et sa mère se portent défenseurs à la Maison-Blanche en ayant leur propre potager « bonne conscience» sensibilise les Américains intellos au point de les interpeller dans leurs achats de tous les jours. Un résultat qui développe de nouveaux marchés fermiers, cultivateurs, producteurs bios, comme les Amish qui viennent à Washington les fins de semaine pour vendre dans le quartier des ambassades une partie de leur production. L’affaire est bonne et donne des idées à d’autres qui, du jour au lendemain, se retrouvent en religion de l’environnement à promouvoir la santé, l’écologie et les produits de niches qu’ils boudaient au préalable.
L’essor des petits marchés
Au Québec, dans le même esprit, tant en régions qu’à Montréal, la venue de micromarchés est devenue bénéfique. Chaque village rêve d’avoir ses étals de produits issus de la ferme. Bientôt, il n’y aura plus assez de producteurs pour satisfaire à la demande et cela amènera un lot de revendeurs qui n’ont en réalité rien à voir avec la ferme ou la production réservée.
Chaque village rêve d’avoir ses étals de produits issus de la ferme.
Tout cela est bien fragile et peut facilement mener à un dérapage axé sur la rentabilité avant toute autre considération. Tous les produits issus de la ferme ne sont pas nécessairement de bons produits, comme ne le sont pas tous les produits bios ou équitables. Cela dépend, entre autres, de la géologie du sol, du terroir, des méthodes d’agriculture et des conditions climatiques. Avec l’abondance des récoltes qui arrivent à maturité en même temps, il est facile dans notre société de consommation de gaspiller ou de jeter ce dont un grand nombre de banques alimentaires seraient heureux de bénéficier.
Ouverture sur le monde
La modernité de l’informatique dont nous disposons presque tous permet cette évasion gourmande qui doit devenir un passe-temps avant de s’installer au sein des foyers comme une tâche ou une corvée. Les recettes se retrouvent en effet disponibles selon le choix, les budgets et les saisons. Plus encore, la quantité phénoménale d’ouvrages sur la gastronomie et l’alimentation ne laissent personne indifférent. Tout a changé en quelques années, en partie grâce aux professionnels de la restauration, mais plus spécifiquement aux chefs qui sortent de leurs cuisines et échangent des idées à travers le monde. Les émissions de télévision, l’engouement des consommateurs pour la botanique, les marchés, les foodies et la découverte de nouveaux légumes amènent les ménages dans des découvertes qui allient voyage et gourmandise.
La vanille, les épices, les champignons, les différentes variétés de tomates ne sont plus l’apanage de privilégiés, mais bien le reflet d’une évolution alimentaire dont nous sommes les témoins. En 2013, les consommateurs ont le pouvoir de choisir leurs aliments, après quoi il reste l’essentiel, qui consiste à bien les apprêter pour encore mieux les consommer et surtout avoir du plaisir.