Dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, une petite boulangerie née sans prétention allait doucement s’allier les fidèles de tout un quartier. Quelques années plus tard, elle fait des petits et l’on s’arrache sa croûte jusque dans les plus chics secteurs de la ville. Rencontre avec ceux qui font lever la pâte. | Par Josée Larivée
Ariane Beaumont rentrait d’un séjour d’un an en Australie quand elle a rencontré Jérôme Couture. Elle avait tout juste 20 ans, des études en arts plastiques et en design commercial, et une expérience en infographie qui l’avait écoeurée des ordinateurs… sans doute « à vie »! Élevée dans les Cantons-de-l’Est, aînée d’une famille de quatre filles, Ariane était débrouillarde et créative. Mais, de ces qualités, comment tirer un métier? Elle cherchait un job « en attendant », parce que dans les valeurs d’Ariane, il était inscrit travailler et voir le monde. Son plan était clair : être libre et voyager.
Jérôme Couture travaillait depuis 10 ans chez Première Moisson, à titre de chef boulanger second, quand il a fait la connaissance d’Ariane Beaumont. Lui, son dada, c’était de faire du pain. Il avait bien entrepris son HEC, mais sa passion pour le pain allait finir par l’emporter. Dix ans à pétrir de la pâte! Dix ans à observer les boulangers expérimentés, à emmagasiner des techniques, à juger la croûte, la mie, les textures, les saveurs. Dix ans à nourrir son bas de laine, aussi. Parce que dans les valeurs de Jérôme, il était inscrit travailler et économiser. Son désir était clair : un jour, il aimerait bien avoir une boulangerie.
La cigale et la fourmi
Lorsqu’Ariane débarque à Montréal, elle se lance, CV en main, vers le marché Maisonneuve. Tout ce qu’elle sait à ce moment-là de ce nouveau Ho-Ma, c’est que son papa, sculpteur de métier, y a érigé une oie de bronze, juste à côté du marché. « Je connaissais sa sculpture depuis qu’elle existait sur plans. C’est grâce à cette oie de bronze que je suis allée travailler au marché. La seule idée de pouvoir m’asseoir sur le socle, le midi, pour prendre ma pause, à côté de la plaque signée Serge Beaumont, ça me rapprochait de ma famille. Après une année au loin, j’en avais besoin», avoue Ariane. Ce qu’elle ne savait pas à ce moment-là, c’est que cette démarche allait avoir une incidence majeure sur le reste de son existence.
Pendant les trois mois où Ariane travaille au service, chez le géant boulanger, jamais elle ne fait connaissance avec ce jeune homme, à la production. C’est au party de Noël des employés qu’a lieu la rencontre amoureuse. Les tourtereaux passent la première année à se découvrir. Ariane travaille alors chez Julien-Leblanc Traiteur et apprend les rudiments des commandes, de la facturation, du service et tutti quanti. Elle comprend également qu’il y a beaucoup de boulangeries à Montréal, mais pas autant de bon pain.
Pendant ce temps, les mains dans la pâte des autres, son amoureux, lui, rêve à sa propre boulangerie. Il est vaguement question de lancer une affaire avec un copain, un projet qui ne prend jamais forme. Pour son amoureuse, il est clair que ce commerce imaginé est celui de Jérôme. Pour celle qui vient d’un père sculpteur et d’une mère agricultrice, il est évident que la vie passe par l’entrepreneuriat, mais pourtant, le lien vers la boulangerie ne se fera que près de deux ans après son union avec Jérôme.
C’est un local qui se libère rue Ontario qui sonne l’alarme. La SAQ déménage non loin de là. Pour Ariane, les étoiles sont alignées. « Le pain, c’est le complice naturel du vin, note-t-elle. Pour moi, c’était clair : il fallait qu’une bonne boulangerie voie le jour à côté de la SAQ. » C’est là que la fibre d’entrepreneure d’Ariane s’est vraiment animée. « Go, go, go », lance alors Ariane-la-cigale, archi travaillante, mais sans économies.
Mais Jérôme tergiverse. Lucide, il voit l’ampleur du geste. Prévoyant, il se trouve trop peu expérimenté. « Le plan d’Ariane impliquait de me voir investir l’argent que j’avais accumulé pendant toute une décennie », explique Jérôme-la-fourmi, qui aspire à autre chose que travailler, dans la vie. « Il fallait que j’y pense, poursuit-il. Je voulais être sûr de mon coup. Je ne voulais pas prendre de trop gros risques. » Pour la calmer, il met sa blonde au défi : « Si tu veux que j’investisse, bâtis-moi un plan d’affaires. Sinon, arrête de m’en parler. »
Croire que l’affaire allait en rester là serait bien mal connaître Ariane Beaumont. « Il avait raison, et je le comprenais très bien. Moi, des idées, j’en ai assez pour en aligner 10, le matin, avant d’aller travailler! Ce que Jérôme me disait, c’est qu’il me fallait faire mes devoirs. Et sérieusement! Je lui en ai fait un, un plan d’affaires, rétorque-t-elle avec humour, et il était bon! Moi, je la voyais, notre boulangerie. Tout était clair, dans ma tête. »
Tellement clair, en fait, qu’allait naître de cette vision la boulangerie ArHoMa, un nom qui vient de la contraction des mots arômes et Ho-Ma. Les aléas du monde des affaires ont fait qu’ArHoMa a abouti à quelques rues de la SAQ, mais a failli ne jamais aboutir. Le matin où le couple de 22 et 28 ans est allé signer son bail, les doutes de Jérôme ont refait surface. « Il m’a dit : Ariane, on a besoin d’un autre dix ans. On n’a pas les reins assez solides pour s’embarquer comme ça. Honnêtement, j’avais les jambes coupées. Moi, je le savais qu’il fallait foncer… même si je n’étais certaine de rien, de mon côté. » Elle tergiverse. « J’étais certaine, mais je n’avais pas de garantie. L’instinct, le feeling, il faut y croire parce que ça ne s’inscrit pas sur une clause d’un contrat. Alors, je suis restée le plus calme possible et j’ai tenté de le rassurer. »
Le couple raconte l’histoire en tandem. Elle a beau être la visionnaire et l’idéatrice, il a beau être l’artisan et le spécialiste, ils font tout en tandem, dans un climat d’écoute, de discussion et de confiance. Elle pose son regard amoureux sur son homme encore tout enfariné de sa journée, l’esprit visiblement plongé dans les souvenirs de ce matin-là. « Je ne me souviens plus de ce que je lui ai dit pour le convaincre d’avancer. J’étais très consciente que c’était son argent qu’on investissait, mais je savais que notre projet était excellent. D’abord, parce que j’avais devant moi un excellent boulanger, et c’est la meilleure raison pour ouvrir une boulangerie! Si mon chum avait été plombier, on aurait eu une plomberie. Une belle plomberie! Et elle n’aurait pas été comme les autres! On aurait eu une section design québécois et des tuyaux bien faits, solides et originaux. Dans le même sens, on aurait une boulangerie, oui, mais elle n’allait pas être comme les autres. »
L’amour du produit
De fait, ArHoMa n’est pas une boulangerie comme les autres. À commencer par ses tablettes (dont certaines fabriquées par le papa d’Ariane), qui sont bourrées de produits québécois et de beaux produits! « Je pense que ce trait me vient de ma mère, note Ariane. Elle est agricultrice, et elle a toujours eu le souci d’offrir les plus beaux produits! Au printemps, elle voulait avoir les plus belles asperges, et à l’été, les plus belles framboises! Chez nous, le produit, c’est sacré. »
Le plan d’affaires devait donc être axé sur le produit. D’abord, un excellent pain de base. Aussi, un comptoir à fromages, « l’autre » complice du pain, exclusivement d’ici et dont la sélection pourrait en faire rougir plusieurs. Et des compléments au pain, sucrés, salés, composés, biologiques, nouveaux, goûteux, et autant que faire se peut, fabriqués par des gens de chez nous. Finalement, des outils, dont un petit local où s’affairaient cinq bons « helpers », dans les faits famille et amis. Du côté des Couture, les appuis financiers sont venus renchérir la force de travail offerte par les Beaumont. Pas étonnant qu’en mettant le pied dans cette boulangerie, ça sente bon! Y’a pas que du bon pain, là-dedans. Il y a de l’amour, de la solidarité et un désir vif d’offrir la meilleure expérience gustative qui soit. Ici, le pain est fait de farine bio, mais personne ne se pète les bretelles avec ça. Et les gens l’aiment. Le samedi, la petite fabrique produit jusqu’à 3200 pains de toutes sortes. À la fermeture, généralement, tout s’est envolé. On pourrait facilement vendre le pain plus cher. Mais l’appât du gain ne fait pas partie du dessein.
Les dangers de la croissance
Mais depuis, la superficie a doublé et le nombre d’employés est passé à 40. Ça veut dire que la clientèle afflue. Le boulanger proprio en est conscient : dans le marché de l’authenticité, le danger croît avec le succès. Aussi, plus la production augmente, plus il est difficile de ne pas verser dans l’automatisation. Du bon pain tient de la farine, mais de l’art aussi, que maîtrise ou non le boulanger. Bien hydrater sa pâte, contrôler son environnement, suivre l’évolution et les réactions de la farine et intervenir au bon moment et surtout, savoir pétrir, voilà qui change tout. C’est certes en augmentant les volumes de production que les dilemmes apparaissent. Cette tôle-là serait meilleure avec deux minutes de cuisson supplémentaires, mais on doit produire 2000 pains de plus… Comment ne pas sacrifier la qualité de pain? « C’est simple, rétorque Jérôme. La piètre qualité, la gang d’ArHoMa ne mange pas de ce pain-là. Faire du pain pour gagner ma vie est un métier que j’ai choisi. C’était concret, utile, ça pouvait être créatif, technique, artistique, et surtout, ça me faisait du bien, et ça fait du bien autour de moi. À mes yeux, faire du pain, c’est un métier magnifique. Je n’ai pas l’intention d’en faire un job robotisé. » « Il a toujours été important pour Jérôme et moi de nous installer dans notre quartier et d’y améliorer le milieu de vie », explique Ariane.