Un aliment et un repas procurent-ils un plaisir plus intense s’ils sont partagés ? Imaginez devoir partager votre aliment réconfortant préféré grignoté en cachette ! À l’inverse, il est difficile d’imaginer un BBQ ou un pique-nique estival dégusté en solitaire. Regard sur ces plaisirs partagés qui entourent et rehaussent notre alimentation de tous les jours et celle des grandes occasions. | Par Jordan L. LeBel, Ph. D.
Avec des points de vente aux États-Unis et un peu partout dans le monde, une de mes chaînes de restaurants préférées se nomme Le pain quotidien et se définit comme « une table communale ». Le nom de cette entreprise tout comme son slogan évoquent pour moi le fait que certains plaisirs sont plus savoureux lorsque partagés. L’alimentation, on le sait depuis longtemps, sert de tissu social et facilite le développement d’amitiés et de bonnes relations. Toutefois, le simple fait de « casser la croûte » à deux ou à plusieurs augmente-t-il uniquement l’intensité du plaisir éprouvé ou change-t-il de façon fondamentale la nature du plaisir éprouvé ?
L’aspect social est vendeur
Pour nous faire saliver et nous faire dépenser, les professionnels du marketing alimentaire nous ont longtemps vendu l’aliment en vantant ses attributs sensoriels (saveurs éclatées, textures réinventées, etc.), son côté pratique (facile à manger sur le pouce), ou ses bénéfices santé. Or, peut-être en réaction à l’envahissante présence du virtuel dans nos vies au détriment du présentiel, voilà que l’aspect social de l’acte de manger devient une préoccupation de plus en plus présente, tant pour les industriels de l’alimentation que pour les consommateurs.
Pour les industriels, miser sur la sociabilité qui entoure l’aliment et l’acte de manger peut être une façon de se différencier, sur le plan communicationnel ou par le produit lui-même. Plusieurs compagnies jouent maintenant cette carte en explorant le plaisir de partager et de manger ensemble, comme c’est le cas d’IGA.
Une autre publicité a attiré mon attention il y a quelque temps: celle de la Fromagerie Hamel. Avec comme visuel un morceau de fromage suisse plein de trous, on y lit : « Fier commanditaire des rues de Montréal. » Puis, tout juste sous le nom de ladite fromagerie, on remarque l’inscription « Le plaisir partagé ». Le fromage serait-il ainsi un aliment qui apporte plus de plaisir lorsque partagé plutôt que lorsque savouré en solitaire ? Après tout, un « vins et fromages » et la fondue au fromage ne sont-ils pas forcément dégustés en groupe ? Et certains aliments sont décidément associés aux activités de groupe : les nachos, pizzas et ailes de poulet sont parmi les aliments « party » les plus populaires (la pizza est le mets numéro un lors du Super Bowl américain).
Imaginez manger du chocolat en solo versus manger le même chocolat avec un ami. Comment votre expérience de consommation s’en trouverait-elle modifiée ? Des chercheurs de l’Université Yale ont fait le test. Une étude publiée en décembre dernier dans la revue Psychological Science suggère qu’effectivement un plaisir partagé est amplifié. Ces chercheurs ont fait manger du chocolat (dur, dur de faire de la recherche !) à des participants qui étaient accompagnés par un acolyte de l’équipe de recherche qui faisait la même chose ou qui s’attardait à une autre tâche. Les participants qui dégustaient un chocolat avec l’acolyte qui en mangeait aussi ont évalué le chocolat comme étant meilleur et le plaisir qu’il procurait comme plus intense.
L’humain comme être social
Une question épineuse demeure : pourquoi un plaisir partagé serait-il plus intense ? Voici quelques hypothèses. Partager un repas invite à la conversation qui confronte inévitablement nos opinions et perspectives à celles de nos compagnons de table. Ainsi, le partage nous amène à apprécier des attributs ou des aspects du produit auxquels nous n’aurions pas porté attention autrement et ce faisant, nous permet de tirer plus de plaisir du mets ou de l’aliment en question. Mais l’hypothèse que j’aime le plus est la suivante : l’acte de partager un repas change fondamentalement la nature même du plaisir dont il est question.
Il ne s’agit pas seulement de plaisir plus intense mais de plaisir différent. Le partage donne un tout autre sens au repas, à la fête. D’ailleurs, certains travaux en neurosciences suggèrent que les plaisirs partagés présentent une signature neurologique très différente des plaisirs sensoriels. Et j’irais même plus loin : nos sensations et la lecture que nous faisons de nos cinq sens sont influencées par le contexte physique et social. C’est par le biais de nos conversations, de nos souvenirs partagés que nous donnons un sens, que nous ancrons nos souvenirs de nos mets préférés, de nos repas mémorables.
Paradoxe : certains travaux ont démontré qu’un repas partagé nous incite aussi à consommer davantage. Il y a fort à parier que le contexte festif et ludique qui entoure bien des rencontres autour de la table y est pour quelque chose. Et puis le calendrier nous offre, chaque saison, des rencontres propices au partage : l’Action de grâce à l’automne, les repas de Noël et de Pâques, les sorties à la cabane à sucre de mars et avril, et même les barbecues d’été sont autant d’occasions de partager les plaisirs de la table.
En terminant, je m’en voudrais de ne pas souligner que le plaisir partagé ne se limite pas à la table, mais peut aussi s’étendre à la cuisine et même ailleurs. Les marchés fermiers ou urbains ne sont-ils pas, eux aussi, des endroits qui favorisent le partage de connaissances et d’idées ? Faire les emplettes et cuisiner entre amis peut être une façon agréable d’échanger idées et connaissances et de faire de belles découvertes.