Tout le monde le sait, le paysage agroalimentaire québécois n’a jamais été aussi bedonnant. Le chanceux ! devrait-on s’exclamer. Il est bien rempli de produits, de concepts, de recettes, de vedettes culinaires, de sites gastronomiques, de restaurants, de publications… mais aussi d’enjeux socio-économiques complexes, de pathologies alimentaires galopantes, de perceptions justes ou erronées sur tout ce qui peut nous nourrir. Bref, les Québécois vivent une profonde révolution de leurs us et coutumes alimentaires et, bien malgré eux, sont forcés de redéfinir individuellement et collectivement leur rapport avec l’aliment. Combien de temps risque de durer cette métamorphose, et quel visage socio-alimentaire le Québec de demain aura-t-il ? | Par Patrick Bellerose
Priez pour nous, pauvres mangeurs
Non, non, on ne manque de rien. Bien au contraire, depuis au moins les 15 dernières années, l’offre alimentaire explose, le foodtainment délire et l’alimentation se fait religion. Bio, santé, slow food, ethnique ou traditionnelle? Di Stasio ou Béliveau, Ramsay ou Oliver ? À quelle tendance s’accrocher, à quel « saint » se vouer ?
Chez Christian Langlois et Annie Martineau, dans le quartier Rosemont à Montréal, le repas est une préoccupation quotidienne. Le couple vérifie les listes d’ingrédients sur les aliments transformés, magasine les produits des producteurs locaux, en plus de suivre des cours de cuisine. Christian, 41 ans, est sommelier et représentant en vins. Annie, 37 ans, animatrice en francisation, est une fana de livres de recettes, de blogues et d’émissions culinaires. Il y a aussi leur fils Rémi, âgé de 15 mois. Signe des temps, c’est papa qui cuisine, pendant que maman répond aux questions du journaliste.
L’enfance d’Annie à Asbestos, en Estrie, a pourtant été caractérisée par le steak haché et les patates pilées. «Mon père était boucher et il nous disait toujours: “Envoyez, les filles, mangez pour devenir de belles grosses femmes!” raconte-t-elle en riant. Alors, nous étions gros!» Ce n’est qu’une fois arrivée à Montréal, pour étudier au cégep, qu’Annie a vécu son «chemin de croix culinaire». «J’ai mangé au Commensal deux à trois fois par semaine. Ce resto-là m’a permis de retrouver mon poids santé. À l’âge de 20 ans, j’ai découvert les avocats, la luzerne et même les patates douces!»
Malgré tout, Annie Martineau admet déroger parfois à ses principes de saine nutrition. «À l’occasion, je fais un plat de Kraft Dinner ou je mange chez McDonald’s, dit-elle. Mais le lendemain, je me sens coupable et je vais chez Rachelle-Béry. On est un peu schizophrènes!»
Anxiété alimentaire
Les Langlois-Martineau ne sont pas les seuls à se sentir un peu désemparés dans la cuisine, un phénomène connu des nutritionnistes sous le terme «anxiété alimentaire». «L’anxiété est le sentiment de l’imminence d’un danger, explique Émilie Lacaille, qui a rédigé un mémoire de maîtrise sur la question. Les consommateurs sont anxieux parce que les médias les abreuvent de discours sur la santé et sur l’apparence physique. Ils se demandent constamment s’ils consomment les bons aliments.»
Yannik St-James, professeure agrégée au service de l’enseignement du marketing à HEC Montréal, observe le même phénomène quand elle présente le documentaire Food Inc à ses étudiants. Le film est une charge à fond de train contre la production industrielle en alimentation et conclut que cette industrie est néfaste pour la santé et pour l’environnement. «Après l’avoir visionné, beaucoup de mes étudiants sont atterrés, commente la professeure. Ils se demandent: “D’accord, mais je mange quoi maintenant?”»
D’ailleurs, une étude menée par Écho Sondage révélait en 2007 que 85,2% des répondants refusaient d’acheter ou de consommer un aliment parce qu’il était associé à un risque alimentaire. Souvenons-nous seulement de la crise de la vache folle, de la grippe porcine ou de la listériose dans les produits Maple Leafs, puis dans certains fromages québécois.
Perte de repères
Selon Émilie Lacaille, professionnelle de recherche à l’organisme Tout le monde à table, dédié à l’étude des habitudes alimentaires des familles du Québec, la nouvelle passion des Québécois pour la cuisine est une réaction à cette anxiété alimentaire. Les jeunes adultes, surtout, cuisinent avec des produits frais pour mieux connaître ce qu’ils consomment. «Souvent, ils ont été élevés avec des produits transformés ou des plats tout faits, explique-t-elle. Ce n’est pas tous les aliments transformés qui sont mauvais, mais il est difficile pour les consommateurs de faire la différence.» Surtout quand on pense que le lait, le beurre, le pain, le yogourt et une foule d’autres produits alimentaires courants sont des produits transformés. Et comme beaucoup de jeunes adultes n’ont pas appris à cuisiner étant jeunes parce que les deux parents travaillaient à l’extérieur de la maison, ils se tournent vers les émissions culinaires pour combler le manque laissé par l’éducation parentale.
Il faut ajouter à cela une explosion des produits sur les étals de nos épiceries, qui donnent envie d’expérimenter dans la cuisine. Philipe Le Roux, Français d’origine, a bien vu la révolution alimentaire depuis son arrivée au Québec, il y a 25 ans. «À l’époque, le camembert venait d’Allemagne et était vendu dans une boîte de conserve en métal, rigole-t-il. Aujourd’hui, le Québec a la plus grande diversité de fromages fins que je connaisse.» Même chose pour le vin: «Les Québécois préféraient la bière et le fort. Amener un Black Towel dans une soirée était signe de goût, ajoute-t-il. Maintenant, les meilleurs sommeliers du monde viennent d’ici et la SAQ est le plus grand acheteur de vins fins de la planète.»
Les baby-boomers… encore eux
Pour Yannik St-James, l’explosion de l’offre vient aussi d’une demande des consommateurs de 50 ans et plus. «Les baby-boomers sont très préoccupés par leur santé, explique-t-elle, alors les entreprises mettent sur le marché des produits à valeur ajoutée, comme les omégas-3 et 6, les probiotiques, etc.» De la même façon, de nombreuses émissions culinaires et livres de recettes enseignent comment prévenir les maladies. Le Dr Richard Béliveau, par exemple, s’est fait connaître notamment par ses livres sur les aliments anti-cancer.
Mais le discours santé n’affecte pas que les baby-boomers. Le même coup de sonde d’Écho Sondage affirmait que 87,0% des répondants avaient acheté ou consommé un aliment afin de profiter de ses bienfaits.
Pas étonnant qu’on ait vu, devant cette avalanche d’informations parfois contradictoires, l’apparition d’une multitude de «modes» alimentaires, des pratiques qui peuvent parfois être dangereuses pour la santé. «Ce n’est pas tout le monde qui est outillé pour se renseigner auprès des bonnes sources», précise Émilie Lacaille. En plus des végétariens, il y a les végétaliens (aucun produit animal, tels les oeufs ou le lait), les crudivores (aliments crus seulement) ou même les orthorexiques (obsédés par l’alimentation saine). «J’ai même entendu l’histoire d’une personne qui n’a mangé que des raisins pendant un mois pour se purifier», se souvient-elle.
Que faire?
Les deux spécialistes interrogées prodiguent le même conseil pour éviter de trop se prendre la tête dans la cuisine: revenir à la base. «Il faut cuisiner, manger des produits frais et éviter les aliments transformés», dit Émilie Lacaille. Au fond, c’est un peu ce que nous faisons en collectionnant les livres de recettes et en redécouvrant les marchés publics. Rappelons que lorsqu’elle parle d’aliments transformés, Émilie fait référence à des aliments contenant des ingrédients artificiels, des agents de conservation, des sucres ajoutés, des dérivés du sodium, etc., et exclut donc dans son interprétation des aliments tels que le lait, le beurre et la crème, même s’ils ont été transformés.
Pour Annie et Christian, cuisiner est aussi une façon de s’amuser que ce soit en invitant les amis à l’automne pour faire leur propre sauce tomate, en allant visiter les producteurs de la région ou simplement en testant de nouvelles recettes. Le couple découvre aussi le Québec à travers ses produits. «Par exemple, confie Annie, l’émission Coureurs des bois [Télé-Québec] m’a fait découvrir des produits d’ici que je ne connaissais pas, comme la chicouté ou la sagittaire, mais aussi les régions où ils poussent.»
Pour ce qui est du père d’Annie, la nouvelle passion de sa fille l’a aidé à délaisser un peu le steak-patates et la soupe aux pois. À Noël, le couple lui a offert un cours de cuisine chez Les Touilleurs. «Il en est revenu enchanté!»