À quoi ressemblerait votre souper entre amis sans votre belle vaisselle et votre nappe du samedi soir ? Votre vin goûterait-il meilleur s’il était servi dans vos beaux verres réservés aux grandes occasions ? Comment les plaisirs de la table sont-ils influencés par tous ces beaux objets tendance dont on aime s’entourer ? Pour ce numéro, je vous invite à explorer comment un sens peut influencer la lecture d’un autre et les plaisirs ainsi procurés. | Par Jordan LeBel, Ph. D.
Des neurones aux Skittles
La synesthésie, telle que définie par les neurologues, est une condition rare qui suscite un croisement spontané et des associations involontaires entre les sens : ceux qui en sont atteints entendent des couleurs, goûtent des formes, etc. Et non pas au sens figuré. Chez les synesthètes, ces connexions sensorielles sont très individuelles. D’un mets, ils diront : « ça goûte le triangle » ou « ça sent jaune ».
Or il existe une version de la synesthésie non pas basée sur la neurologie, mais qui repose plutôt sur des connexions et associations mentales partagées et propres à une culture ou un groupe. Ainsi, la couleur blanche en Amérique est associée à la légèreté et à la pureté alors qu’en Chine, le blanc est associé à la mort et à de mauvaises odeurs. Ces associations synesthétiques sont souvent reprises en marketing : les bonbons Skittles, par exemple, nous invitent à goûter l’arc-en-ciel et une maison de Cognac affirmait dans une publicité que « si vous avez déjà été drapé de soie, vous connaissez alors la sensation du Cognac Hennessy ».
La façon dont nous décodons un sens peut donc affecter ou nuancer un autre sens et les chercheurs commencent à étudier ce phénomène. Ces associations, loin d’être individuelles ou personnelles, sont même plutôt communes. Par exemple, lors d’une étude réalisée par une équipe de chercheurs dirigée par le Dr Charles à l’Université Oxford en Angleterre, une forte majorité de participants ont associé des jus au goût sucré à des formes rondes et à des sons graves alors que les jus moins sucrés (voire amères) étaient associés à des formes carrées et des sons aigus. Nos sens s’entrecroisent et peuvent ainsi nous jouer des tours.
La couleur de la vaisselle
On se doute peu en magasinant notre service de vaisselle, nos linges et autres articles de table de l’impact qu’ils auront sur la perception que nous aurons de nos aliments et la quantité que nous en consommerons. Dans son laboratoire de l’Université Cornell, le Dr Brian Wansink a réalisé une étude où les participants invités à se servir des pâtes Alfredo (sauce blanche) sur une assiette blanche ou des pâtes aux tomates sur une assiette rouge se sont servi des portions en moyenne 22 % plus grosses que les participants ayant plus de contraste de couleurs (ex. : pâtes Alfredo sur assiette rouge). Donc, comme le suggère Wansink, si vous voulez manger plus de légumes verts, achetez-vous des assiettes vertes !
Ceux parmi vous qui auront déjà mangé au restaurant O.Noir savent à quel point, en l’absence de la vue, nos autres sens sont aiguisés.
Même la perception du goût peut être influencée par la vaisselle. Dans une étude du Dr Spence, les participants ayant goûté du chocolat chaud dans une tasse orange ou de couleur crème ont mieux aimé la boisson et l’ont évaluée comme plus sucrée et avec un arôme plus intense que les participants utilisant des tasses rouges ou blanches. Dans une autre étude, du maïs soufflé salé était perçu comme plus sucré lorsque servi dans des bols rouges ou bleus (versus un bol blanc). Et les ustensiles aussi y sont pour quelque chose : le Dr Spence rapporte les résultats d’une étude où des aliments étaient jugés plus savoureux lorsque consommés avec des ustensiles plus lourds. Et vous alliez laisser le choix de votre décor de table à IKEA ?!
L’importance du décor et du contexte
Les bons designers et restaurateurs le savent bien : le décor, l’ambiance et le contexte jouent pour beaucoup. Dans une autre étude du Dr Spence, des participants invités à une dégustation de whisky passaient soit dans une pièce décorée avec une prédominance de vert, de rouge ou de bois. Dans la pièce verte, les participants ont décrit le whisky comme herbacé, plus sucré dans la pièce rouge et plus boisé dans la dernière pièce. Et les œnophiles savent déjà que la dégustation de vin est plus agréable dans de fins verres bien proportionnés. Le Château-je-ne-sais-trop 2001 dans un verre de Coke, ça laisse à désirer. À l’inverse, le plaisir de déguster un bon vin dans un verre approprié s’en trouve accentué… et d’autant plus s’il est partagé ! Restez donc aux aguets et surveillez comment vos beaux objets façonnent la perception de vos aliments.