Depuis l’arrivée de Pinterest et d’Instagram, les images d’assiettées texturées et alléchantes défilent sur nos écrans dans un carnaval de couleurs. Voilà qui donne envie de recevoir famille et amis autour d’un repas savoureux, tout en soignant la présentation. Or, qu’est-ce que le beau apporte de plus à notre table? Et comment l’intégrer sans en faire tout un plat? Tour d’horizon. | Par Daphné Angiolini
« La présentation visuelle d’une assiette est très importante parce que nous analysons d’abord avec les yeux. Si on aime ce que l’on voit, l’appétit s’ouvre davantage », soutient Pasquale Vari, professeur à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ), bien connu du public en tant que juge à l’émission Les Chefs!
Pour Charles-Antoine Crête, chef propriétaire du restaurant Montréal Plaza, la beauté dans un plat ne se commande pas. « Qui définit la beauté? Il n’y a pas de loi écrite. Si tu places ensemble les meilleurs produits, ça va être beau et bon, lance-t-il. J’aime quand les choses arrivent accidentellement ».
Son objectif : dresser une assiette en fonction de l’expérience culinaire qu’il souhaite offrir au mangeur. « Je conçois un plat en tentant d’imaginer comment les gens vont le déguster », explique le chef.
La styliste culinaire Johanne Depelteau considère pour sa part la beauté d’un plat comme source de plaisir. « Quand une présentation est jolie, on apprécie davantage l’expérience, on profite du moment. Ça rejoint un peu la philosophie du slow food », mentionne celle qui collabore aujourd’hui avec les chefs Chuck Hugues et Ian Perreault.
Contenu et contenant
Selon Alexandre Coutant, professeur au département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et directeur de ComSanté (Centre de recherche sur la communication et la santé), des enquêtes en psychologie sociale et en marketing démontrent que les formes que l’on donne au contenant et à l’organisation du contenu de l’assiette vont modifier le temps que l’on passe à table et la quantité que l’on va manger, tout en influençant nos perceptions gustatives.
Par exemple, un même yogourt sera perçu comme plus aigre ou liquide s’il est servi dans un pot carré, plutôt que rond. « La rondeur est associée à la douceur, la légèreté, alors que le carré représente quelque chose de plus anguleux, explique le professeur. On appréhende l’alimentation avec une foule de représentations sociales et culturelles complètement inconscientes ».
Un plat visuellement attirant constituerait également l’un des critères permettant au mangeur de rendre « acceptable » la nourriture qu’il ingère. « En tant qu’omnivores, nous pouvons varier notre alimentation, explique Alexandre Coutant. Cette condition vient toutefois avec le risque de s’empoisonner chaque fois que l’on intègre de nouveaux éléments. Ainsi, il existe une panoplie de rites pour nous mettre en confiance et nous approprier la nourriture consommée ».
L’expert en communication sociale et publique estime que porter un soin particulier à la présentation d’un plat fait partie intégrante de ces rituels alimentaires. « Le contenu esthétiquement soigné d’une assiette devient ainsi un gage de qualité et de confiance pour celui qui le mange », explique-t-il.
Food porn (ou pornographie alimentaire), quand tu nous tiens…
Rite ou objet de plaisir, le beau dans l’alimentation est plus que jamais valorisé depuis l’arrivée des médias sociaux numériques. Dès 2010, des internautes passionnés de bouffe ont commencé à mettre en ligne des photos de mets faits maison qu’ils jugeaient réussis.
Aujourd’hui, ce phénomène appelé food porn compte des millions d’adeptes dans le monde. Sortir son téléphone intelligent au restaurant pour prendre et partager un cliché de son plat s’inscrit dans cette tendance. Le nombre d’entrées référencées sur Instagram, à la mi-octobre 2017, s’élevait à plus de 137 427 000 et il augmente chaque minute.
Alexandre Coutant estime que le food porn traduit clairement une envie de se mettre en scène et de se distinguer. « Depuis une quinzaine d’années, les médias valorisent les compétences culinaires; ça devient de plus en plus gratifiant d’affirmer que l’on cuisine bien », remarque-t-il.
Flairant la bonne affaire, le marketing se mêle rapidement à l’aventure. « L’industrie agroalimentaire est entrée dans la partie en s’associant à des internautes suivis par des centaines d’abonnés », avance M. Coutant.
« En même temps que le marketing récupère la tendance, on voit un genre d’artificialisation de cette pratique sociale, initialement basée sur l’échange et l’entraide, analyse le professeur. Plusieurs contenus deviennent beaucoup plus léchés, codifiés. Dès lors, on peut penser qu’il y a un côté pornographique avec la suresthétisation des images et la sursollicitation du désir gustatif ».
Un pied de nez à la beauté Dans la foulée de cette division qui s’installe entre l’esprit communautaire initial du food porn et les images léchées qui s’ensuivent, certains internautes influenceurs choisissent de demeurer indépendants, tandis que d’autres professionnalisent leurs contenus et s’associent à des marques. En réaction à cette perte d’authenticité apparaît alors le normcore food, une esthétique de la normalité plus connue dans le monde vestimentaire sous le vocable normcore, contraction des mots normal et hardcore. « Le normcore food, c’est l’idée de photographier un plat réaliste, à moitié réussi, avec de la vaisselle sale, de la farine qui traîne, etc. Il s’agit d’une manière de résister à l’idéalisation et au formatage du « beau » que proposent les normes du marketing et de la pub », explique Alexandre Coutant.
Comme un chef, à la maison
Distiller la beauté dans notre assiette, c’est aussi pour le plaisir de recevoir avec style les êtres chers. Et c’est à la portée de tous!
Voici un premier truc de Charles-Antoine Crête pour y parvenir : miser sur des recettes simples, qu’on contrôle bien. « On mange avec les yeux, lance-t-il. C’est important que le plat soit ludique et appétissant, mais il ne faut jamais sacrifier le bon au prix du beau ».
Selon Pasquale Vari, « il faut toujours planifier ce qu’on peut préparer et cuire à l’avance ». Si on court à la dernière minute, la présentation écope.
« Un plat réussi ressemble à un tableau, croit Johanne Depelteau. Il faut jouer avec les textures, les couleurs et les saveurs. Aujourd’hui, on ne voit plus de présentation où tout est cloisonné dans l’assiette ».
Haut en couleur
Auprès des professionnels, la présentation en hauteur fait l’unanimité. Les aliments doivent être, à tout le moins, « centrés et collés », résume M. Vari. La technique est simple, charme l’œil, conserve la chaleur et permet un mélange des saveurs. Comment la réaliser? Il faut d’abord placer une base comme une purée de pommes de terre ou de légumes en fond d’assiette et ensuite y déposer l’élément principal (viande, mijoté, poisson, tofu, etc.).
Afin de varier les textures et d’enjoliver l’aspect de l’assiette, Johanne Depelteau suggère quelques règles de base : agrémenter le plat d’une garniture croquante (graines, noix concassées), ajouter une poignée d’un élément fraîcheur sur le dessus (salade, gremolata, jeunes pousses) et des herbes fraîches de finition. « Quelques brindilles tomberont dans l’assiette et c’est parfait. Il y a une beauté dans le naturel et l’imperfection », assure l’experte.
Choisissez des herbes croquantes et parfumées comme le persil plat, l’aneth, la coriandre ou la ciboulette que vous aurez ciselées d’avance.
Pour l’agneau, le porc, le poisson ou la volaille, la styliste suggère d’oser les saveurs plus acidulées avec des zestes d’agrumes ou du citron confit. Elle adore relever une tarte salée ou des pommes de terre rôties avec un produit d’une texture crémeuse comme une cuillerée de labneh (yogourt égoutté) ou de yaourt classique. « Un élément de décoration ne sert pas qu’à embellir, ajoute-t-elle. Il doit se manger et rehausser le goût ».
Histoire de terminer en beauté, la styliste conseille de saupoudrer les desserts de sucre en poudre ou encore de parsemer une crème fouettée de pistaches concassées. Pour un effet garanti, sortez les fleurs comestibles.
Voici la tendance du moment en ce qui concerne la vaisselle : des assiettes rondes artisanales en céramique dans les teintes écrues, grisâtres, terreuses et chaleureuses. Pour une valeur sûre, Johanne Depelteau conseille un service blanc et passe-partout, afin de sublimer et de mettre en évidence les couleurs des aliments. L’emploi d’assiettes dépareillées – tout en conservant une harmonie de tons – peut ajouter une touche originale à votre tablée. Et pour célébrer le côté ludique ou le côté kitsch, pourquoi ne pas oser les assiettes fleuries de tante Bertha? Maintenant, à table!
Merci pour cet article fort intéressant! C’est très apprécié!